X
Six mois s’écoulèrent sans que Paul Eyre vît un être humain en chair et en os. De temps à autre, il se réveillait en sachant qu’on l’avait endormi au gaz pour procéder à des prélèvements de tissus sur sa personne. Un jour il trouva sur sa table des radios et le docteur Polar, dont l’image apparut sur l’écran de télévision, lui fournit des explications. Il s’agissait de radiographies de son cerveau et la flèche dessinée sur l’une d’elle indiquait un point minuscule de son cervelet que l’on avait détecté par traçage radioactif. C’était peut-être une tumeur ; cependant le docteur Polar ne le pensait pas car sa forme ressemblait trop à celle d’une brique. Le médecin aurait voulu en faire l’ablation mais il craignait que le chirurgien chargé de l’opération ne tombe mort avant que son bistouri ait touché le corps de Paul.
« Apparemment, il ne voit pas d’objection à ce que nous procédions à des prélèvements ou à certaines autres expériences, expliqua Polar. Cela ne constitue pas une menace pour vous. Ou pour lui, devrais-je dire. »
Lorsque Eyre s’enquit de la nature du point, le docteur lui répondit que ni lui ni ses collègues n’avaient avancé ne fût-ce qu’une hypothèse. Paul demanda ensuite s’ils avaient l’intention de le tuer pour pouvoir le disséquer et Polar ne répondit pas.
Il demanda aussi à plusieurs reprises des nouvelles de sa fille et chaque fois on lui assura qu’elle allait bien. C’était tout ce qu’on consentait à lui dire.
Le premier jour de son septième mois d’internement, il arpentait sa chambre de long en large quand la porte s’ouvrit. Glenda entra, la porte se referma aussitôt.
Paul fut tellement stupéfait de découvrir ce qu’elle était devenue qu’il dut s’asseoir. Elle se tenait droite, ses seins ne ressemblaient plus à des œufs sur le plat, ses jambes étaient galbées et de même longueur. Elle lui sourit puis éclata en sanglots et se précipita vers lui. Paul se mit également à pleurer, bien que, à une époque, il eût jugé les larmes indignes d’un homme.
— J’ai failli mourir, dit-elle en se reculant. Mes os étaient devenus mous, les médecins n’avaient jamais rien vu de pareil. Le calcium était à moitié dissous dans mes os qui devinrent d’abord comme du caoutchouc puis comme de la gelée ferme. On me maintenait dans une sorte de lit-baignoire où je flottais dans l’eau tandis qu’on plaçait autour de moi des armatures, des moules afin de me redresser. Au bout de quelques semaines, les os commencèrent à durcir et il leur fallut deux mois pour reprendre leur consistance normale. C’était terriblement long et effrayant ! Mais regarde-moi maintenant !
Eyre se laissa un long moment aller à son bonheur mais, quand Glenda lui apprit que les médecins n’envisageaient pas de le libérer, il se mit en colère.
— Pourquoi ? Je puis faire bien plus que quiconque n’en a jamais fait !
— Ils ne peuvent pas te libérer, papa. Tu tuerais quelqu’un à chaque fois que tu te fâcherais. De plus...
— Eh bien, parle !
Paul regretta aussitôt la sécheresse de son ton. Il espérait qu’il ne se mettrait pas en colère contre Glenda. Peut-être devrait-il lui demander de s’en aller tout de suite.
— Nous sommes tous en prison, ici ! s’écria-t-elle en éclatant de nouveau en sanglots.
Elle lui apprit que les autorités, quelles qu’elles fussent, avaient fait interner non seulement toute la famille mais aussi les Tincrowdor, Mrs. Epples et Bakers. Ils étaient tous bien traités, on accédait à leur moindre désir – sauf celui de sortir.
— Mais les amis, les parents ?
— On leur a raconté que nous sommes atteints d’une maladie très contagieuse. Je ne sais pas combien de temps ils vont le croire mais je pense qu’ils font l’objet de certaines pressions et qu’on leur a interdit d’en parler à qui que ce soit. Nous recevons des lettres, nous pouvons en envoyer mais elles sont censurées. Certaines ont même dû être totalement réécrites.
Eyre ne décoléra pas pendant deux jours puis fut saisi d’une peur bleue. Quand le docteur Polar apparut de nouveau sur l’écran de télévision, il attendit que Paul eût cessé de fulminer contre lui et dit :
— La situation n’est peut-être pas aussi mauvaise que vous le pensez, il existe peut-être une solution satisfaisante pour chacun. Je vous demande de vous approcher de la porte. On ouvrira le judas pendant une minute et vous regarderez dans le couloir. C’est tout.
N’ayant aucune raison de refuser, Eyre s’exécuta et vit un bébé d’un an environ couché dans un berceau. Il avait un visage décharné, des bras et des jambes d’une extrême maigreur et était manifestement en train de mourir. Paul se sentit envahi de pitié. Puis quelqu’un qu’il ne pouvait voir referma le judas.
Trois jours plus tard, la porte de la chambre s’ouvrit, Glenda entra, serra son père dans ses bras et déclara :
— Le bébé est guéri, papa. Il avait une leucémie et serait mort dans une semaine environ. Les médecins se refusent à parler de guérison totale, toutefois ils reconnaissent qu’il y a rémission.
— J’en suis heureux mais qu’est-ce que cela implique pour moi ? pour toi ? pour les autres ?
Avec une expression indéchiffrable, Glenda répondit :
— Si tu coopères, nous serons libérés. Une fois dehors, nous n’aurons pas le droit de dire la vérité, sous peine d’avoir de graves ennuis. Mais nous serons libres. Si...
De toute évidence, Glenda avait honte de sa demande et espérait en même temps de toutes ses forces qu’il y accéderait. Paul ne pouvait le lui reprocher. Elle n’avait été libérée de son corps d’infirme que pour se voir privée de la nouvelle vie qu’on lui avait promise.
— Qu’en pensent les autres ?
— Maman va devenir complètement folle si elle ne sort pas ; Roger estime que la décision t’appartient ; Morna Tincrowdor promet de tout faire pour obtenir ta libération mais ce ne sont que des paroles en l’air et elle le sait ; Leo te conseille de ne pas céder à ces salauds. Il faut dire qu’il est parfaitement heureux : on lui fournit les livres et l’alcool qu’il réclame et il ne dépense pas un sou. Il t’envoie un message : « Les murailles de pierre ne font pas une geôle. » Je pense qu’il veut dire par là que tu peux te libérer par tes propres moyens, d’une façon ou d’une autre.
— Si l’on me demandait de faire quelque chose de mal, je refuserais et je suis certain que tu ne voudrais pas me voir accepter. Mais dans le cas présent, je réponds oui. Promets-moi seulement que tu ne m’oublieras pas, que tu m’écriras une fois par semaine au moins et que tu viendras me voir de temps en temps.
— Bien sûr, papa, dit Glenda. Pourtant, c’est injuste : tu feras du bien à de nombreuses personnes et tu resteras en prison !
— Je ne serai ni le premier ni le dernier. On me garde ici pour que je ne fasse de mal à personne. Dieu sait pourtant que je n’en ai aucunement l’intention – pas consciemment du moins.
Eyre se pencha vers sa fille et lui murmura à l’oreille :
— Dis à Tincrowdor de continuer à observer. Il comprendra.
Tard dans la nuit, Eyre s’éveilla avec la certitude que quelqu’un ou quelque chose se trouvait à proximité et l’avait tiré de son sommeil. Il se leva, s’approcha d’une des fenêtres et vit, par-dessus le mur, au-delà du fleuve, une ville scintillante de lumière. Suspendue dans l’air à cinq ou six mètres de la fenêtre, la soucoupe tournoyait avec une sorte de ronronnement modulé que Paul interpréta comme un message d’adieu. D’adieu et de tristesse. Elle était venue sur Terre pour une raison quelconque, avait eu un accident, avait involontairement provoqué un changement chez une autre créature et devait maintenant partir. Elle jugeait que les « graines » qu’elle avait plantées en lui n’avaient pas donné et ne donneraient pas de fruits.
Soudain la soucoupe s’éleva, Eyre plaqua son visage contre les barreaux mais ne put pas la suivre des yeux. En s’éloignant de la fenêtre, il revit en pensée le champ rouge et la cité verte. Était-ce l’endroit d’où venait la chose ? Lui envoyait-elle cette vision par quelque moyen mental ou portait-il en lui une progéniture gardant le souvenir ancestral du pays de sa mère ? Ce rejeton transmettait-il de temps à autre cette vision à Paul quand l’un ou l’autre – ou les deux en même temps – étaient sous le coup d’une émotion ?
Eyre n’en saurait jamais rien. Le visiteur était venu et reparti pour des raisons mystérieuses. Quelle que fût sa mission, il ne l’avait pas remplie.
Le sort avait voulu que Paul soit le seul être humain touché par les étoiles, et les autres hommes avaient peur de celui que l’étoile avait touché. Et tandis que l’être qui avait offert le don ambivalent parcourait l’espace intersidéral, celui qui l’avait reçu était enfermé dans une petite chambre. A jamais.
— Non, pas à jamais, murmura-t-il. Vous pourriez me garder prisonnier si je n’étais qu’un être humain mais je suis davantage, maintenant. Et vous regretterez de m’avoir enfermé. Vous regretterez de ne pas m’avoir traité comme un être humain.